Starting Block - Les 10 ans de Block
BLOCK DE DÉPART Si vous êtes un·e fidèle lecteur·trice de Block, premièrement, merci, et deuxièmement, vous avez dû remarquer que ce numéro est quelque peu différent.
Par : Lourdes Juan et Marcin Kedzior
Photo par GS & CO
Urbaniste et fondatrice de Hive Developments à Calgary, une agence de conseils en urbanisme et travail de proximité, Lourdes Juan a lancé Knead, une jeune pousse qui facilite le rapprochement entre la nourriture gaspillée et les organismes à sa recherche pour en faire bon usage. Avec Marcin Kedzior, enseignant en architecture et penseur urbain torontois, elle discute aménagement de l’habitat : de la théorie à la pratique et don de prophétie ou pas.
Marcin Kedzior : Depuis quelque temps, je réfléchis à la formation et à l’occupation des villes par leurs habitants du point de vue du rythme, comme une série d’improvisations et de réactions qui évoluent au fil du temps. Peut-être que chaque quartier a son propre rythme?
Lourdes Juan : Je vis à Calgary, une ville qui est encore dans sa phase d’adolescente boutonneuse et mal à l’aise, dans une province largement dominée par une seule industrie. Donc ici, on commence à peine à penser à des trucs cools comme l’architecture et le design. J’y ai grandi, et quand je vois ce qu’elle est devenue en une quarantaine d’années, je crois qu’elle est sur la bonne voie. Par exemple, en ce moment, je te parle depuis Platform Calgary, un centre de technologie et d’innovation où la hauteur sous plafond est telle que le bâtiment pourra servir à d’autres usages : il pourra être converti en bureaux ou en logements. Et il se trouve juste en face de notre toute nouvelle bibliothèque centrale!
M. K. : C’est un bel exemple de la façon dont un bâtiment peut mettre l’avenir d’un quartier en mouvement, constituer une communauté ou même un mode de vie distinct, surtout si l’architecture tient compte des complexités de la vie réelle, des habitudes quotidiennes des résidents.
L. J. : Pour avoir un vrai impact face à un problème complexe, je pense toujours engagement communautaire. On ne peut pas prendre, et Marcin, tu pourras peut-être me le confirmer, une idée ou un style architectural et le balancer, tel quel, dans une ville. On doit tenir compte des causes et du contexte. De la même façon, on ne peut agir sur le gaspillage ou la sécurité alimentaire et l’accès à la nourriture sans penser à l’urbanisme. Pour avoir accès à des aliments santé à prix abordables à Calgary, il faut se rendre dans les grandes surfaces qui se trouvent presque toutes hors du centre-ville. Comment une jeune famille immigrée qui n’a pas d’auto, ou une maman solo avec six enfants, ou encore une personne âgée qui vit seule, va-t-elle aller faire ses courses dans une épicerie qui est à plus d’une heure de bus de chez elle? Je ne crois pas que ce soit un fait exprès, mais nous avons créé ces « déserts alimentaires ». Et des « bourbiers alimentaires » également, car les choix de restauration rapide pullulent dans les quartiers alors que les fruits et légumes y sont pratiquement inexistants. C’est une iniquité construite de toutes pièces.
M. K. : Ce que tu viens de décrire est tout à fait juste. Faire son marché est, ou devrait être, un moment agréable, une sortie sociale et culturelle. Parfois les urbanistes se concentrent sur le fait d’aller d’un point A à un point B en perdant de vue la richesse de la vie en ville, plus difficile à saisir. Quand on parle de cohésion sociale, on a souvent recours à des termes musicaux, tels que « unisson » ou « harmonie ». Ils sont bons, mais pas autant, je crois, que « polyrythmie », qui est l’emploi simultané de structures rythmiques différentes : les tempos, les vitesses, les possibilités de la vie citadine.Je sais que Calgary dispose d’un vaste réseau de passerelles piétonnières. Cette coopération entre divers partenaires pour créer un tel système de circulation est intéressante. J’aimerais avoir ton avis sur ce sujet, sur le temps qu’il faut pour améliorer une ville et comment on arrive à ce genre de collaboration.
L. J. : Il y a une couche politique, puis une couche engagement avec toutes les personnes qui veulent s’impliquer, et enfin une couche culturelle. Je me souviens d’un projet ici, dans le quartier chinois, qui a été pas mal controversé. Dans un rayon d’à peine trois blocs, il y avait plus de 120 associations communautaires. Toutes ces couches sont nécessaires pour avoir une vue d’ensemble. Ensuite, on passe ces infos en revue : ce qui est utile, ce qui ne l’est pas et ce qui peut être amélioré.
J’ai écrit un article à l’université, expliquant pourquoi le Plus 15 [réseau de passerelles piétonnières vitrées de Calgary] était injuste. Quelqu’un de mon programme de maîtrise a voulu savoir combien de temps il lui faudrait, s’il était mal habillé, pour être expulsé de la passerelle. Je crois que la moyenne était de 4,6 secondes. Ce n’est pas une piétonnisation pour tous, et cette décision est politique. On a dépensé du temps et de l’énergie à construire quelque chose qui n’est pas accessible à ceux qui en auraient besoin pour se protéger du froid. J’ignore ce que ça va donner dans 30 ou 50 ans. Comme je l’ai dit, on est dans une phase délicate. On peut toujours imaginer ce à quoi on voudrait que notre ville ressemble, mais on ne fait que recueillir des infos sur celles qu’on veut imiter.
M. K. : En ce qui concerne la prédiction de l’avenir, je crois que ce genre d’analyse est une forme de prophétie rendue par l’oracle des données! Ma règle de base est qu’au-delà de 200 ans, c’est insondable, ce qui correspond à peu près au laps de temps entre nos arrière-grands-parents et nos arrière-petits-enfants. Essayer de s’approprier l’avenir en le prédisant me paraît un peu contrôlant. Mais j’aime beaucoup ce que tu as dit à propos de l’aménagement flexible de Platform Calgary.
L. J. : Anticipation et optimisme! J’espère que, dans 50 ans, ce bâtiment ne sera pas un stationnement. Et que la bibliothèque en face sera un monument historique que mes petits-enfants pourront admirer. Que son architecture restera, même s’il n’a pas le même usage.