
342 Water Street
Autour du 342 Water Street dans Gastown
PAR: Dori Tunstall and Peter Morin
ART PAR: Couzyn Van Heuvelen, Avataq (2016)
Dori Tunstall: Avant d’aborder la question de la décolonisation du design, on devrait définir ce qu’est la décolonisation tout court, un sujet débattu par les peuples autochtones, je pense.
Peter Morin : La décolonisation est une question de pouvoir, n’est-ce pas? C’est aussi la reconnaissance de la manière dont certains Blancs ont construit un système et l’entretiennent pour continuer à se noyer dans ce pouvoir. Dans mon travail avec les étudiants, les membres de la communauté et les aînés, on doit expliquer ce qu’est la colonisation avant même de parler de décolonisation. Voici la définition que je leur donne : la colonisation est la soustraction des ressources d’un territoire autochtone. Ces ressources ne sont pas uniquement liées à ce qui se trouve dans le sol, elles comprennent la terre en elle-même, la propriété intellectuelle des peuples autochtones, la production intellectuelle et artistique ainsi que nos corps.
C’est une belle définition, riche en possibilités et en nuances pour une compréhension holistique des impacts du projet colonial, antérieurs et actuels.
Dans mon ancien travail, je devais pouvoir dire à un aîné ou à un jeune: « Voici ce qu’est la colonisation ». De retour chez eux, ils employaient ce mot pour décrire leur vécu tout en essayant d’en saisir le sens afin de cesser de s’excuser de leur sentiment d’impuissance. La décolonisation devient alors une source d’interrogation et un démantèlement des pouvoirs et privilèges découlant de la colonisation. S’engager dans une telle démarche est un choix personnel, car pour la mener à bien, il va falloir souffrir.
De mon point de vue noir américain, le débat sur la décolonisation est né des luttes de libération en Afrique. Et dans les Caraïbes également, d’une certaine façon. On oublie souvent les relations profondes qui unissent les Caraïbes et l’Afrique. Mais cela signifie que cette notion de décolonisation est plus axée sur le corps que sur le territoire. Il y a un vécu semblable de déplacement des peuples, compliqué dans ce cas par le fait qu’on ne peut revenir sur nos pas : notre terre natale nous rejette.
Terre d’exclusion ou terre d’accueil, c’est toujours compliqué.
Le design m’a toujours attirée, car, depuis 65 000 ans au moins, il représente la communication des idées via la décoration. Pour moi, le décoloniser consiste à arriver au point où une réalisation, en lien avec le corps et la décoration, conduit à la libération.
De mon côté, décoloniser le design signifie concevoir l’objet, le réaliser et le donner à quelqu’un pour qu’il l’utilise. Selon tes propos, cette décolonisation permet aussi à la communauté de se libérer. Le partage de l’objet nous rend libres. J’ai l’impression que je vais devoir mettre ma casquette de grand-père pour le reste de notre conversation…
Je porte mon chapeau d’arrière-grand-mère.
Quand on réfléchit à la décolonisation, on essaie également de mesurer l’étendue et la force du savoir autochtone ou noir ou autre. Cela va au-delà du contenant. Ces connaissances sont synonymes de joie, de fête et contribuent à voir notre famille sous un jour meilleur. Elles rivalisent avec la puissance coloniale. Cette dernière, comme le racisme, est un terrain très glissant. Il m’a fallu 42 ans pour me rendre compte que lorsque j’emploie le mot « racisme », je dis en fait combien un comportement me blesse.
Il y a un lien avec le traumatisme vécu par les Européens. Si l’on veut comprendre le pourquoi du racisme et de la colonisation, on devrait commencer par Dickens. Il décrit la manière dont on a fait des Européens les plus démunis des criminels, simplement parce qu’ils étaient pauvres. On les a envoyés en Australie et au Canada, ou combattre en Inde. Si le racisme persiste, à mon avis, c’est parce que de nombreux Blancs n’ont pas réglé leur propre trauma intergénérationnel. Ce que j’aime dans ce qui se passe aujourd’hui dans diverses communautés autochtones à propos de la décolonisation du design, et je parle ici avec circonspection, c’est que les communautés se sentent assez en sécurité pour dévoiler leur savoir-faire caché.
Je crois dur comme fer au pouvoir inhérent de nos savoir-faire respectifs, et cela inclut les grands-mères. Elles ont ce pouvoir. Elles font partie du groupe des faiseurs, un groupe dont toutes les réalisations portent la marque de l’histoire, celle des artistes, penseurs et artisans. Je crois aussi que toute création est liée à l’avenir, à ceux qui n’ont pas encore contribué à l’histoire de l’art et du design. Il y a dans mon groupe de faiseurs des gens comme Audre Lorde, je la cite : « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître. » Quand je fabrique quelque chose, je me demande quel est l’outil historique de la Nation Tahltan. Le savoir d’Audre devient partie intégrante de ce nouvel outil, ce qui le rend plus fort. Je dois ensuite rêver pour l’animer. Je ne crois pas qu’Audre dise que nous, Autochtones, Noirs et personnes de couleur, n’avons pas les outils ni les compétences pour les utiliser. Elle dit que certains des outils du maître sont brisés et que nous devons cesser d’être attirés par eux.
Il y a quelque chose de très optimiste dans la reconnaissance de toutes les nuances de nos identités, qu’on avait égarées ou dissimulées, et dans leur célébration sans hiérarchie aucune. Dire que ceci est meilleur que cela a fait beaucoup de dégâts par le passé.
C’est plus compliqué pour les Autochtones. Je parle avec ce corps et j’emploie le mot « appropriation », synonyme pour nous parfois de vol pur et simple. Tu viens d’une longue tradition de partage de connaissances. On est tous deux membres d’une communauté. Tu partages avec moi et je partage avec toi en retour pour honorer le cadeau que tu me fais.
C’est là, selon moi, que le problème de l’appropriation et du détournement met un frein à la libre circulation. Ils disent: « Ceci m’appartient et je vais l’exploiter sans dialoguer avec toi. »
Ce qui compte, c’est la manière dont on fait connaissance, avec amour, attention et bienveillance, ce qui fait partie de nos cultures. Et aussi la puissance de cet objet fabriqué avec soin. La priorité était de rassembler et d’échanger des matériaux pour les artistes et artisans, pour qu’ils fabriquent de nouveaux objets pour la communauté. Ces objets et leur partage sont source de joie. Ce bonheur et cet amour du faire est invisible pour quiconque ne décolonise pas son design.
Ce bonheur nous ramène à notre discussion sur la libération du corps. J’ai toujours considéré la joie comme étant l’expression de la liberté suprême et du lien à tout ce qui nous entoure. Penser qu’un objet peut incarner cela, c’est vraiment fort.
Vraiment fort, en effet. Quand on le tient, cet objet mémorise la joie qui parcourt le corps. Tout futur faiseur devrait s’accrocher aux objets fabriqués par ses ancêtres.