
Combinaison gagnante
Le Plan D’Action Un bureau montréalais habillé d’icônes du design moderne.
PAR MÉLANIE RITCHOT
PHOTOS PAR MATT MACLEOD
Lentement, méthodiquement, de fines lamelles de bois sautent sous l’action du ciseau, révélant des caractères et des images. Une seule fausse manœuvre et les longues heures de travail sont réduites à néant. Le dessin en relief est ensuite encré et pressé contre une feuille, tout ce qui est gravé apparaîtra en blanc. La xylogravure a été inventée au Japon au 12e siècle, mais Rio Kaneki, graphiste d’origine japonaise basé à Victoria, a adapté le procédé pour son logo et des marques qui combinent imagerie traditionnelle japonaise et univers de la planche à roulettes, du punk rock et du tatouage.
En 2021, les propriétaires de Fernwood Coffee Company, un torréfacteur local, lui ont commandé une linogravure pour leur café, lui donnant toute liberté de création à quelques détails près. Il a gravé une illustration des chevaux du pharaon, tristement célèbres dans le milieu du tatouage, encerclés de feuillage, d’une tasse à café, du nom de l’entreprise et de kanjis : des idéogrammes japonais dérivés des caractères chinois, qui se traduisent par « torréfaction de café de qualité », « famille » et « local ».
Dans le cadre de sa série sur les artistes locaux, The Sewing Club a imprimé des rouleaux de tissu imaginé par Rio Kaneki.
Le travail de Rio Kaneki, partie intégrante de la communauté des plancheurs de Victoria, est immédiatement reconnaissable à ses influences japonaises et occidentales.
Il lui a fallu trois essais pour ciseler les lignes impétueuses et la typographie rappelant les enseignes rétro, le dernier bloc de linoléum lui ayant demandé une vingtaine d’heures de travail. « C’est tellement physique et répétitif que je ne vise pas la perfection, explique Rio Kaneki. Vient ensuite le moment du transfert sur papier. Ça ne me dérange pas s’il y a un petit rejet d’encre, ça la rend encore plus singulière. » Et d’ajouter que la perfection, dans sa discipline, est quasi impossible : « On peut maîtriser la pression qu’on applique mais, au final, c’est presque que de la chance. »
Lui, qui s’éloigne peu de la communauté des plancheurs à laquelle il attribue sa réussite (il a notamment réalisé le graphisme du Goodnews Skateshop de Victoria), s’est intéressé aux textiles japonais et vient de sortir une ligne de tissus en collaboration avec The Sewing Club. Le motif fait écho aux grands classiques du tatouage américain, lui-même influencé par le Japon, dans son esthétique et la palette restreinte, qui se décline en seulement quatre coloris. Si, aujourd’hui, les œuvres de Rio Kaneki s’affichent sur des murs, sur des devantures, sur des vêtements et sur la peau, c’est la commande de Fernwood qui a fait basculer la carrière de cet ex-sérigraphe devenu graphiste indépendant.
Rio Kaneki imprime en édition limitée sur du papier japonais la linogravure réalisée pour Fernwood, représentant les chevaux du pharaon, symboles du pouvoir et de la noblesse (d’après le tableau de John Frederick Herring Sr datant de 1848).
« La gravure pour Fernwood a changé la donne, car c’est la première fois que j’incorporais des kanjis. C’est en fait une vraie affiche, contenant tous les renseignements utiles. C’est un objet fonctionnel, et non une œuvre d’art à encadrer. » La fonction est primordiale pour ce créateur, qui souhaite que son travail soit utilisé ou porté, en clin d’œil aux articles qui l’attiraient dans sa jeunesse : les emballages, les magazines de planches à roulettes, les chaussures et les pochettes d’albums.
Rio Kaneki a grandi à Yaizu, où adolescent, il faisait de la planche. Il se rappelle feuilleter les numéros de Thrasher Magazine et de Transworld Skateboarding, qui étaient rares au Japon. « Ils n’arrivaient pas régulièrement et on les attendait toujours avec impatience », lance-t-il. Ils n’étaient pas traduits en japonais non plus, pourtant les visuels lui plaisaient. Idem pour les pochettes d’albums. Le logo du groupe américain Black Flag l’a percuté de plein fouet : quatre bandes noires à la verticale. « C’était si singulier, presque scandaleux », se souvient-il.
C’est en arrivant à Tokyo à 17 ans, par l’intermédiaire d’un magasin de planches à roulettes, qu’il trouve son premier emploi chez un sérigraphe. Une véritable révélation qui le pousse à apprendre à se servir du logiciel de conception. « Le YouTube de l’époque n’était pas le même qu’aujourd’hui, les tutoriels n’existaient pas. Je crois bien que j’ai acheté un manuel sur eBay », poursuit-il. Quelques années et quelques contrats plus tard, il déménage à Victoria.
« C’est tellement physique et répétitif que je ne vise pas la perfection. »
À l’aide des Pages jaunes, il dresse la liste des 13 ateliers de sérigraphie de la capitale britanno-colombienne et envoie son CV. Il essuie refus sur refus, son anglais étant limité, mais décroche une réponse positive de la part du propriétaire de Mega Screen Productions. « Il m’a dit quelque chose comme “reviens donc mercredi et on fera un essai”. Je n’ai pas compris sur le coup. Je suis rentré chez moi et mon coloc m’a félicité en m’expliquant que j’étais embauché. » Grâce au mentorat, Rio Kaneki peaufine son art de l’impression, lance une ligne de vêtements et collabore avec de multiples marques locales de planche à roulettes et de surf.
Ses gravures gagnant en popularité, il reçoit un jour un appel de Nike lui proposant une collaboration : le graphisme de la collection printemps 2024 de Nike Skateboarding. Il réalise l’estampe d’un dragon agrippé au logo de Nike dans un cadre ouvragé, sur fond de nuages et de fleurs de cerisier. Lors de la réunion de création, il raconte une histoire à l’équipe présente : dans les années 1980, il passe du temps avec son oncle de retour au Japon après un long voyage. Ce dernier porte une paire de Nike Air Max flanquée de la virgule stylisée rose fluo. Rio Kaneki reconnaît le logo du film Retour vers le futur, qui venait de sortir. « J’étais surexcité! », confie-t-il. C’est à cet instant qu’il s’est dit qu’un jour, il dessinerait des chaussures et s’est mis à y réfléchir concrètement. « La boucle est aujourd’hui bouclée. Et mon oncle a su que j’avais décroché un boulot chez Nike avant son décès. »
Rio Kaneki a réalisé deux linogravures pour Nike SB (Skateboarding), imprimées sur des vêtements. La première représente la virgule Nike, la seconde, un dragon. Elles sont gravées à l’envers pour se retrouver imprimées dans le bon sens.
La signature de Rio Kaneki sur ses impressions à la main. Dernièrement, il se consacre davantage à la peinture de murales et d’enseignes, dont il aime les imperfections.