La chorégraphie inclusive et alchimique de Dana Michel.
PAR: MARY TRAMDACK
PHOTO PAR: ALEXI HOBBS

Au beau milieu de la scène trône un tas de draps froissés et de chaises en plastique blanc. Des glaçons et des chariots, éparpillés ici et là, transforment sa surface brillante en course à obstacles. À travers ce chaos, Dana Michel parle tout bas au micro, qui ridiculise sa voix. Coiffée d’un gigantesque chapeau de cowboy rouge, elle n’a qu’un désir : qu’on laisse nos attentes au vestiaire.
La chorégraphe et performeuse montréalaise présente Cutlass Spring, sa nouvelle création en tournée depuis début 2019 : une exploration de son identité sexuelle, la vie imaginaire d’une sexologue s’exprimant au travers d’une mise en scène et d’une gestuelle empruntées à la danse, au hip-hop, à la sculpture, à la comédie et toute autre discipline qui l’inspire. Une dynamique qui enrichit notre compréhension de ce qu’est la danse.
Cette artiste volubile a fait de la chorégraphie son moyen d’expression. Dana Michel découvre la danse dans les années 1990 par l’intermédiaire de la culture rave, la surcharge sensorielle tendance de l’époque. Entre ses études de commerce à Ottawa et ses compétitions d’athlétisme, elle passe de nombreuses fins de semaine à Montréal dans des raves, qu’elle décrit comme étant « des essais au désordre » : un antidote à son quotidien synonyme d’organisation et de discipline. Très vite, quelques cours d’entrechats se transforment en diplôme en danse contemporaine, qu’elle obtient à l’Université de Concordia. Dana Michel réalise alors qu’elle ne peut pas ne pas danser. « J’ai commencé par mettre un pied dans l’eau, puis les deux, et je me suis dit que je pouvais aller plus profond. Maintenant, j’y suis. Je suis sous l’eau », confie-t-elle.
Bien qu’elle danse à temps plein depuis presque 10 ans, sa sensibilité est restée à l’état brut. « J’ai l’impression que je pratique ma discipline artistique comme le ferait un gars dans la rue, » lance-t-elle en riant. Grâce à son large éventail de centres d’intérêt, elle a développé une approche omnivore de la chorégraphie. « Une alchimie performative » est le terme qu’elle aime à employer : un bécher bouillonnant d’idées, de références et de préoccupations personnelles qu’elle met en mouvement. L’improvisation est un ingrédient clé. « Je sais intuitivement qu’il me faut porter ces bottes, utiliser cette musique et marcher de cette façon puis, une fois sur scène, je vois ce qui se passe. Mes déplacements sont calculés à l’avance, mais je m’accorde une grande liberté dans ma manière de bouger d’un point à un autre. C’est comme si je concoctais une potion magique qui peut changer en tout temps et donner différents résultats. »
Selon Philip Szporer, critique de danse, rédacteur, cinéaste et récipiendaire de la bourse Pew Fellowship pour le National Dance/Media Project de l’université de Californie à Los Angeles, les performances de Dana Michel sont une occasion de découvrir une intimité sincère. « On vit à une époque bombardée d’images et d’idées, qui nous parviennent de multiples façons. Un travail comme celui-ci exige de nous qu’on ralentisse et qu’on s’implique dans ce qui se déroule sous nos yeux, note-t-il. Je crois que c’est ce qui explique son impact auprès du public. Il y a quelque chose de fondamentalement humain dans ses créations, auquel on s’identifie. »


En 2017, Dana Michel a été la première Canadienne à recevoir le Lion d’argent de la Biennale de Venise pour son solo Yellow Towel. Le titre fait référence à une serviette jaune qu’elle enroulait autour de sa tête étant petite pour imiter les cheveux blonds de ses camarades de classe à la peau blanche. Yellow Towel est une méditation expérimentale sur l’identité, dans laquelle elle déconstruit les stéréotypes raciaux jusqu’à l’absurde à grands coups d’accessoires, d’effets sonores et de tropes métaphoriques.
Tout en reconnaissant la présence physique et le souci du détail dont font preuve des humoristes comme Dave Chappelle, Dana Michel voit surtout dans l’humour un moyen d’aborder les sujets difficiles. « On peut tout inviter dans la salle. Et si on tartine tout ça d’un peu de beurre humoristique, on peut alors parler de choses sérieuses et le public peut les entendre sans être sur la défensive ou se fermer comme une huître. » Mais pour certains, la gravité de son propos l’emporte sur l’humour avec lequel elle le délivre. « C’est devenu une sorte de débat : peut-on rire ou non du travail de Dana? »
Pour elle en tout cas, toute réaction est valable. Quand elle souffle dans une trompette pour en sortir une longue note plate ou se dandine d’un bout à l’autre de la scène dans un caleçon de soie remonté jusqu’aux côtes, oui, on peut rire. Ou pas : c’est correct aussi. Sa philosophie est basée sur ses propres exigences en tant que public. « Je veux être libre. Personne n’a à me dire ce que je devrais penser, regarder ou en retirer. Je veux donc faire pareil pour les autres. Un public libre de réagir comme il l’entend est pour moi beaucoup plus intéressant, et plus riche potentiellement. »
Dana Michel lui conseille d’ailleurs d’oublier les idées préconçues. « Si vous vous sentez bizarre, acceptez-le. Si vous ne comprenez pas, détendez-vous. » Et si vous le pouvez, dites-lui ce que vous en pensez : cette incorrigible curieuse en meurt d’envie. « J’apprends de ce que les autres voient. C’est un dialogue savoureux. » Elle sourit. « Cette mystérieuse négociation à une mon intérêt en éveil. »
