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Block Magazine

La créativité a sa place
Numéro 25

En vue

 

PAR: Yaniya Lee

ILLUSTRATION PAR: Jason Logan

Il fut un temps où les formes d’art étaient simples: il y avait la sculpture et la peinture. De la fresque peinte à même le mur ou le plafond, on est passé au bois et à la toile. On a entouré ces représentations de bordures imitant les façades des temples grecs et romains ou des églises. Ces cadres ouvragés reflétaient l’importance de la chose encadrée et la mettaient en valeur en dirigeant le regard. L’arrivée, au 20e siècle, de la dématérialisation de l’art nous a invités à sortir du cadre. Il ne faut pourtant pas le négliger, car il est étroitement lié à la manière dont nous décodons toute image.

Si sa fonction est ornementale, celle de la fenêtre, un autre type de cadre, est différente. Cette dernière est avant tout une ouverture vers l’extérieur. Elle laisse passer l’air et la lumière et offre parfois une vue dégagée sur un ailleurs. La plus extraordinaire de ces vues remonte à ma vingtaine, dans une petite ville allemande, alors que je fuyais les bancs de l’université et la douleur d’une première rupture amoureuse. Mon appartement, au dernier étage d’un altbau, se composait d’une seule pièce avec poêle à charbon, microcuisine et salle de bain sans douche. Mon bureau donnait sur les innombrables rangées de fenêtres d’un imposant immeuble résidentiel, situé de l’autre côté de la strasse.

J’ai passé un an dans cette pièce : une exilée au coeur brisé essayant d’écrire à travers son chagrin. Les heures les plus étranges de ma vie, éclairées par une lampe de bureau. Impossible alors pour mes yeux de ne pas se poser sur l’un ou l’autre des appartements d’en face.

Cette fenêtre est devenue un lieu de grande transformation. La vue qu’elle m’offrait, dans son anonymat et son intimité, était un espace d’autoréflexion. En regardant un tel manger debout, une telle se disputer au téléphone ou papoter dans son lit, j’ai appris plus sur moi-même que jamais auparavant. Témoin des petits riens de la vie, j’ai commencé à saisir leur nécessité et leur importance. Il fallait que je sois capable de m’asseoir avec moi-même et de bâtir mon propre monde avant de pouvoir le partager avec quelqu’un. J’ai compris en voyant tous ces moments de solitude et cette banalité du quotidien qu’il m’aurait été impossible de poursuivre une relation sans me sentir autonome, sans savoir qui j’étais.

La fenêtre est venue encadrer une intériorité à laquelle je n’avais pas encore réfléchi. J’écris aujourd’hui sur la culture visuelle en gardant bien en tête que ma vision d’une oeuvre d’art, quelle qu’elle soit, sera toujours encadrée par mon propre vécu. C’est ce que je retiens de ces heures passées à la fenêtre. L’autre en face, dans son appartement, a pu vivre une expérience complètement différente de la mienne. Mais je suis sûre que regarder à l’extérieur lui aurait donné un nouveau moyen d’introspection.

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