Depuis qu’il s’est associé à Urban Strategies en 1986, Joe Berridge a dirigé certains des plus grands projets d’urbanisme et de renouvellement urbain au monde. Parmi ses réalisations : l’aéroport et les berges de Toronto, le port de Sydney, le quartier Canary Wharf de Londres et le centre-ville de Manchester, qu’il a réimaginé après l’attentat de 1996.
PAR: BENJAMIN LESZCZ
ILLUSTRATION PAR: SIBBA HARTUNIAN

Jane Jacobs apparaît souvent dans votre livre en tant que figure emblématique de l’urbanisme participatif. Quelle influence a-t-elle sur vous?
Je suis arrivé à l’Université de Toronto en 1965 avec The Death and Life of Great American Cities [de Jane Jacobs] sous le bras. Je ne pouvais pas faire un pas sans lui. C’était mon premier jour en tant qu’assistant et j’avais un peu le trac. Avant que j’ai pu ouvrir la bouche devant ma classe, la porte s’est ouverte et mon professeur superviseur est entré avec Jane Jacobs, brandissant des pancartes. Ils partaient manifester contre la voie rapide de Spadina. On les a suivis à Queen’s Park. Je n’en revenais pas. Mais quelle merveilleuse rencontre! C’était un personnage, une force de caractère, une présence, portant un de ces longs manteaux style cape et des sandales. C’était une New-yorkaise qui débarquait à Toronto la polie, et on ne savait pas que dire d’autre que « oui ».
Comment a-t-elle marqué Toronto de son empreinte?
Elle est la sainte patronne de Toronto. Sa vision de la ville prévaut depuis l’élection de David Crombie à la mairie en 1972. Elle était très accessible, que ce soit pour lui, Barbara Hall ou David Miller. Le reste du monde n’en a pourtant aucune idée. Pour lui, elle n’est que New York. C’est une des raisons pour laquelle Toronto est la plus grande ville du monde dont personne n’a jamais entendu parler.
C’est une phrase de votre livre. La modestie de Toronto paraît pourtant être une bonne chose à vos yeux.
On n’est pas du genre à se vanter. Et on a été épargnés par le fléau qui touche d’autres grandes villes du monde, celui des super-riches. En partie, je crois, parce que votre oligarque russe se demande : « Toronto? C’est où ça? »
Exact. Y a-t-il un lien avec « Toronto, ville accidentelle », expression que vous avez empruntée à Robert Fulford?
Toronto n’a jamais eu l’intention d’être une ville où on se pavane en public. Les gens viennent ici pour échapper à ce monde justement. Ou y trouver du répit, comme les réfugiés, les immigrants fuyant un régime totalitaire ou un pays en guerre. Northrop Frye disait que c’était un bon endroit pour s’occuper de ses propres affaires. Curieusement, c’est une excellente chose.
Certainement, mais cela ne fait pas vraiment office de fondements pour la société civile.
Pour les familles fortes, si. En voyage, je constate l’importance grandissante de la famille en tant que base du développement urbain. Mais vous avez raison : on a besoin d’un cadre institutionnel gouvernemental. Et le problème très intéressant qu’on a aujourd’hui est qu’on doit créer à la fois la culture d’une mégapole et les institutions qui vont avec. On n’a pas de réseau de transport urbain régional, on est loin d’avoir une capacité de logement régionale et notre pôle de développement économique régional n’est pas très fort.
« Toronto joue a présent dans la cour des grands et doit faire preuve de dureté, comme les grands. »
Vous êtes conseiller pour Sidewalk Labs, et avez appuyé le projet haut et fort. Aucune réserve sur Google et ses envies de domination mondiale?
On a raison de s’en inquiéter. Mais Toronto joue a présent dans la cour des grands et doit faire preuve de dureté, comme les grands. Ces occasions vont se présenter et la ville sophistiquée a assez d’expérience et de confiance en elle pour dire simplement non, ou pire, simplement oui. Cela revient à nous demander ce qu’on aime et ce qu’on aime pas. Quand ils arrivent avec des conseils sur les nouvelles structures gouvernementales, on doit écouter. Pas nécessairement acquiescer, mais écouter.
Vous avez élu David Crombie meilleur maire de ces 50 dernières années. Que ferait-il aujourd’hui s’il était encore en activité?
Je crois qu’il formerait une cabale avec les autres maires du 905 et qu’il voudrait augmenter la taxe de vente pour soutenir le transport régional. C’est le seul instrument qui est assez grand, qui ne fait pas de mal au reste de la province. Deux pour cent seulement. Orange County, Salt Lake City, un tas de juridictions américaines l’ont fait.
Dans votre livre, vous employez l’expression « jolie laide », en français, pour décrire Toronto. C’est se montrer peu élogieux, n’est-ce pas?
Si on oublie les canons de beauté classiques, Toronto est étrangement belle. Allez dans les endroits les plus laids en ville, à Finch et Weston, et vous y trouverez un écosystème d’entreprises créées par les immigrants avec des restos et des magasins incroyables. Ça, c’est beau.
Qu’en est-il de la beauté, disons, plus belle?
On est très forts en beauté modeste. Quand on entre dans l’opéra de Jack Diamond [le Four Seasons Centre], c’est calme, c’est beau. On a de charmants architectes. Quand on va à Hong Kong, on a une tour signée César Pelli, à Kowloon, une autre signée Kohn Pedersen Fox. Toutes deux sont de toute beauté sans être pour autant décorées ou sculptées. Construire quelque chose d’une telle qualité, qui exige un tel niveau de sophistication, ne fait pas partie de notre arsenal. Pourtant, rien de tel que la richesse pour créer la beauté.
Au début de votre livre, vous dites que la tâche première d’une ville est de créer de la richesse et de la distribuer. Hormis la stabilité économique, qui est essentielle, quelle est la raison profonde d’une ville?
Sans envie de créer de la richesse, le travail de l’urbaniste est irréalisable. Cela dit, le but ultime d’une ville est la réalisation des ambitions de chacun et le bonheur de tous, qu’il soit social ou familial. Sauf qu’il est plus facile d’être heureux quand on gagne sa vie.
Vous avez déclaré que Shanghai était prête à déloger New York en tant que capitale mondiale, sa force étant notamment sa capacité à se renouveler rapidement, comme la construction du plus vaste réseau de transport rapide au monde, qui n’existait pas voilà 25 ans. Toronto pourrait-elle un jour briguer le titre de capitale mondiale? Ou notre modestie nous empêche-t-elle d’atteindre de tels sommets?
Vous avez mis le doigt dessus. Chaque yin a son yang. Si on veut que Toronto soit une ville paisible, calme, harmonieuse, courtoise, solidaire, accueillante envers les immigrants, elle ne peut pas dire à ses citoyens de s’écarter pour faire passer un métro dans le quartier. On n’a jamais été capable de faire ça. C’est paradoxal : la chose même qui fait notre richesse nous empêche de devenir une ville riche.