Comment raconter l’histoire d’un homme sans prétendre à son immuabilité?
PAR: Naomi Skwarna

Quand les coréalisateurs de No Ordinary Man, Aisling Chin-Yee et Chase Joynt, ont voulu raconter la vie du musicien de jazz américain Billy Tipton, dont la transidentité n’a été révélée qu’après sa mort en 1989, leur premier réflexe a été d’écarter toute représentation figée. Ils ont décidé d’accorder une place à cette part d’ombre et à cet héritage complexe et controversé.
« On souhaitait que ce documentaire soit une interprétation parmi d’autres de la vie de Billy Tipton », explique Aisling Chin-Yee, réalisatrice, scénariste et productrice, dont le film The Rest of Us a été projeté en première au Festival international du film de Toronto en 2019.
« On s’attend à ce que notre version de cette histoire fasse couler de l’encre et déclenche des pour et des contre, ajoute Chase Joynt, cinéaste, vidéaste et écrivain primé. Notre but est de venir alimenter la conversation et non de la corriger. » Le documentaire qui en résulte est autant un décryptage de la vie de Billy Tipton qu’un travail sur le récit trans et, plus précisément, sur la pluralité de l’identité transmasculine.
Pour ce faire, les deux réalisateurs n’ont pas organisé une séance de casting habituelle pour choisir un seul Billy Tipton et le faire évoluer dans un club de jazz enfumé en complet trois-pièces. Ils ont préféré convoquer un éventail d’acteurs à New York et à Los Angeles, dont Marquise Vilsón, qui a participé au tout récent documentaire Disclosure produit par Netflix, Alex Blue Davis de Grey’s Anatomy et le performeur, dramaturge et activiste Scott Turner Schofield, et ils leur ont demandé de jouer des moments clés de la vie du musicien, comme pour une audition. Sauf que le film ne sortira pas de la salle de casting. On y verra six acteurs trans d’âge, d’apparence et d’ethnie différents interpréter chacun à leur manière le texte co-écrit par Aisling Chin-Yee et l’écrivain et photographe Amos Mac. On les écoutera et on aura l’impression d’être en coulisses, accompagné par un scénario qui conjugue le passé de Billy Tipton au présent et laisse la part belle à l’imagination.
Diversité de rythmes, diversité de tons, diversité de styles, le texte, qui est le même pour tous les comédiens, prend un sens différent en fonction de l’interprétation qu’ils en font. Aucune version n’est plus vraie ou plus authentique qu’une autre. « Ils viennent tous d’horizons différents. Ils n’ont ni le même âge ni le même vécu, note Chase Joynt. Chacun apporte à l’histoire de Billy sa propre compréhension et son propre ressenti. » Ce jeu d’acteur, sous forme d’audition, montre également combien il est difficile de définir quelqu’un et l’arrogance qu’il y a à vouloir en dresser un seul portrait.

Si No Ordinary Man aborde les thèmes de la représentation et de l’histoire trans, de la mythologie de la famille et du droit à la vie privée, c’est pour mieux comprendre la réalité de Billy Tipton, sa transidentité vécue au milieu du 20e siècle, sa carrière fascinante et, au coeur de celle-ci, l’héritage détenu par son fils, Billy Junior. Des entrevues, qui replacent cette réalité personnelle dans le contexte de l’histoire trans, viennent étoffer le documentaire. Ces échanges, posés, réfléchis et orchestrés par Chase Joynt, ont lieu entre Billy Junior et « une cohorte d’experts », comme les appelle le réalisateur : des universitaires, des militants, des écrivains et des artistes, dont Susan Stryker, Thomas Page McBee et Zackary Drucker.
Restait à savoir comment montrer Billy Tipton. Comme il n’existait aucune vidéo de lui, les réalisateurs se sont rabattus sur ses effets personnels, découverts lors de leurs recherches aux quatre coins des États-Unis, de Stanford à Spokane. Présentés sous forme de collage, permis de conduire, photos de lui dans un de ses nombreux costumes ou encore enregistrements audio de lettres de Noël, entrecoupés par sa toux de fumeur, nous plongent au plus profond de son intimité. Sans oublier le plus poignant : sa musique. « Il n’a pas laissé derrière lui des carnets remplis de notes sur le fait d’être une personne transgenre, conclut Aisling Chin-Yee. Il a laissé des disques, de la musique. Il a fait entendre sa voix. »
No Ordinary Man a été projeté en première au Festival international du film de Toronto en 2020. Une diffusion plus large est prévue début 2021.
