PAR: Benjamin Leszcz
ILLUSTRATION PAR: Manshen Lo
Qu’on ait entendu parler ou non du magazine Kinfolk, on connaît tous son esthétique : tasse de café ornée de son coeur en mousse de lait ou demi orange sanguine sur fond minimaliste. L’année dernière, les librairies Indigo ont offert à son cofondateur, Nathan Williams, le poste de directeur de la création. Sa mission? Jouer de sa baguette graphique. Benjamin Leszcz discute lenteur de vivre et avenir du commerce de détail avec ce faiseur de tendances.

Jusqu’à l’été dernier, vous dirigiez à Copenhague un empire bâti autour d’un magazine connu pour son esthétique minimaliste, voire austère, et son approche plus que réfléchie du consumérisme. Aujourd’hui chez Indigo, entre les camions de La Pat’Patrouille et les coussins déco à message, votre portefeuille de produits s’apparente plus au maximalisme. Comment gérez-vous la transition?
Depuis neuf mois, je passe du temps avec les clients pour comprendre leurs besoins et leurs frustrations, universels pour la plupart : un manque de lien social et d’esprit collectif. Ils croulent sous les gadgets numériques et les exhortations à vivre plus pleinement. Il me paraît naturel, venant de Kinfolk où on abordait la même problématique pour nos lecteurs, de les aider à recréer ce lien et à nourrir le collectif. On se questionnait sur la notion de qualité de vie, et c’est ce qu’on fait ici aussi, chez Indigo, à travers un commerce et à une échelle différente. On est là pour épauler nos clients dans leur cheminement vers un mode de vie réfléchi et désiré.
Kinfolk insistait sur la lenteur de vivre, incitant ses lecteurs à accorder du temps de la réflexion et à prioriser certaines choses, comme les repas entre proches. Comment Indigo peut-elle améliorer la qualité de vie de ses clients?
Le consommateur d’aujourd’hui veut moins et mieux. Il préfère acheter les produits d’une entreprise impliquée dans la société et dont l’utilité correspond à son mode de vie. Les choses qui importent à Indigo, et qui importent à nos clients, sont l’environnement, notre bien-être et celui de nos proches ainsi que le temps et l’attention qu’on leur accorde. On aide nos clients en comprenant la valeur de la gratitude et, d’un point de vue pratique, en leur proposant des idées de cadeaux.
“On aide nos clients en comprenant la valeur de la gratitude et, d’un point de vue pratique, en leur proposant des idées de cadeau.”
Je suis allé chez Indigo récemment. Sans vouloir vous offenser, le « moins et mieux » ne semble pas être d’actualité.
Ce n’est peut-être pas l’impression actuelle, mais on est en train de faire un tri draconien dans notre assortiment pour qu’il corresponde aux valeurs qu’on a répertoriées, à savoir le collectif, le durable, les habitudes saines et le bien-être. Nos clients vont le remarquer dans les mois à venir.
Vous avez sûrement suivi le parcours de James Daunt, ce banquier devenu libraire qui a sauvé Waterstones, le plus gros vendeur de livres du Royaume-Uni, et qui est aujourd’hui PDG de Barnes & Noble. Sa méthode consiste à appliquer à grande échelle la philosophie de Daunt Books, ses librairies indépendantes. C’est-à-dire doubler le nombre de livres par rapport aux produits de papeterie ou autre.
La méthode de James chez Daunt, et maintenant chez Barnes & Noble, est de se concentrer sur l’emplacement des magasins et leur ambiance caractéristique, due à la fréquentation locale. C’est l’un des objectifs principaux de la programmation d’activités sur laquelle on travaille : les sujets, les participants, les ateliers, tout est pensé en fonction des besoins de nos clients. Et notre assortiment de produits change selon les besoins locaux.
Ces dernières années, les spécialistes, comme la neuroscientifique Maryanne Wolf, soutiennent que la concentration qu’exige la lecture d’un livre devient un défi pour nos cerveaux d’Homo numericus. Il est vrai que passer des heures un livre entre les mains semble difficile de nos jours. Êtes-vous optimiste sur l’avenir de votre produit phare?
Le marché changera, mais le livre, lui, restera un antidouleur contre le mal technologique. Celui ou celle qui cherche à fuir le monde numérique, ne serait-ce qu’un instant, trouvera une échappatoire dans les livres.
On dit souvent que le consommateur d’aujourd’hui préfère être qu’avoir. Pensez-vous qu’on puisse s’éloigner un jour de la consommation ostentatoire et du partage permanent de statuts?
Un tel changement est lié à l’idée d’une consommation dite consciente ou responsable. On est conscient des effets qu’ont nos achats sur l’environnement et hyperconscient de la valeur qu’ils ajoutent à notre vie. Si on compare l’achat d’un objet à celui d’une expérience, comme un voyage ou une sortie au restaurant, ce dernier a plus de sens. Malheureusement, je ne crois pas que ce passage d’avoir à être diminuera l’intérêt du consommateur à s’afficher sur les réseaux sociaux. « Si ce n’est pas sur Instagram, ça n’existe pas », dit le nouveau dicton. Plusieurs vivent ces expériences pour les partager aussi avec leur réseau.
Cela ne nuit-il pas à la qualité de l’expérience? Je pense par exemple à quelqu’un qui achète une crème glacée au charbon uniquement pour la photo, et la jette ensuite.
C’est sûr que la frontière est mince, mais je ne vois pas ça comme négatif en soi. On crée de plus en plus de contacts en ligne et de moins en moins dans la vraie vie. L’antidote? Les expériences à vivre : plus on est présent en ligne, plus l’envie de sortir et de vivre la vraie vie est grande. Une expérience partagée en ligne reste une expérience vécue en vrai.
Comment trouvez-vous le juste équilibre entre commerce en ligne et hors ligne?
L’objectif est de tisser des liens en ligne avec nos communautés locales, puis de cultiver ces liens dans la vraie vie. Les gens se retrouvent au magasin lors d’un événement et les relations ainsi créées continuent après. On avait adopté la même approche avec Kinfolk : les amitiés, relations professionnelles et collaborations créées au fil des années ont commencé par un contact numérique et se sont poursuivies hors ligne. Il s’agit de reconnaître les avantages des nouvelles technologies, leurs inconvénients et d’en tirer parti.
Donc vous restez optimiste quant aux magasins traditionnels?
Oui. Si on se sert de nos magasins traditionnels comme lieu culturel pour tisser des liens et vivre des expériences, alors oui, je suis très optimiste.
À vous écouter, on comprend qu’Indigo vous a embauché pour transformer radicalement la marque. Une fois chose faite, mettrez-vous la touche Kinfolk au service d’une autre?
Je n’aurais pas accepté ce poste s’il avait été à court terme. J’ai saisi l’occasion parce que j’ai grandi avec cette marque et que ses valeurs me tiennent à coeur. Et puis c’est motivant de faire partie d’une entreprise qui fait ce qu’elle dit. Notre envie de changer n’est pas une parole en l’air, on prend les mesures pour y arriver. Je compte bien y rester un bon moment.